< Retour

Nénuphare Chroniques et quotidien de la Maison-phare

Éducation populaire et écologie sociale : vers une (re)politisation des pratiques pédagogiques ?

Par Mathieu Depoil – Publié dans « Tribune libre – Regard sur le Travail social » : https://andredecamp.fr/2024/03/25/tribune-libre-9-comment-ecrire-leducation-populaire-en-2024/ 

L’éducation populaire connaît depuis une quinzaine d’année une tentative de repolitisation de ses pratiques avec un retour de la « question sociale » comme élément constitutif de son projet politique. Ce phénomène, souvent nommé « éducation populaire politique » ou « radicale » est vécu et pensé à la fois du côté des acteurs, actrices, organisations et fédérations mais également du côté de la recherche universitaire avec le développement et l’affirmation de plusieurs travaux nommant précisément l’éducation populaire comme espace de conscientisation (I. Pereira, Y. Dubigeon, L. Freulet, N. Brusadelli, A. Morvan, etc.). Le repositionnement partiel de l’éducation populaire sur le champ politique semble être légitimé par un contexte social et sociétal complexe, inédit et hélas oppressif, dû aux conséquences de la doctrine libérale autoritaire1 (Chamayou, 2018) que nous traversons, ouvrant ainsi la voie à l’éducation populaire comme un éventuel tiers-espace d’émancipation. Parmi les enjeux perceptibles, comme par exemple le « pouvoir d’agir »2 et les démarches de formation « au Politique » des adultes par la conscientisation des rapports sociaux, nous assistons parallèlement à une réflexion profonde sur le lien entre l’éducation populaire et ce que nous pouvons nommer généralement la transition écologique. Cette article propose d’aborder la question pédagogique à partir de l’enjeu écologique : en quoi les pratiques de l’éducation populaire peuvent-elle être un levier pour l’écologie populaire ?

Parmi ces nombreuses pratiques pédagogiques, reproduisant parfois la forme scolaire ou alors inspirées par les pédagogues critiques, libertaires et de l’éducation nouvelle, l’éducation populaire semble être un espace propice à une écologie populaire de par certaines de ses caractéristiques. Nous entendons ici par écologie populaire, une écologie construite et pensée avec et par les classes précaires et populaires, à la fois rurales, urbaines et péri urbaines, subissant continuellement les injustices sociales et les injonctions propres à leurs classes et à leurs contexte de vie et répondant à leurs enjeux d’émancipation et de survie. A notre sens, c’est une forme d’écologie visant à rétablir des rapports sociaux équilibrés et poursuivant l’objectif d’une justice sociale. Elle prend ainsi en compte l’ensemble des oppressions subie par les classes populaires.

En finir avec l’unique approche individualiste.

« Écogeste »,  « responsabilité individuelle », « chacun fait sa part… » « se changer soi-même avant de changer la société… », « si tout le monde faisait comme moi ! », etc. Face à l’urgence et la crise environnementale actuelle, il est de bon ton de renvoyer enfants et adultes à leur propre responsabilité écologique et sociale, pouvant dans certains cas être moralisateurs voir stigmatisant et excluant. Sous cet aspect individualisant peut se cacher une lecture davantage libérale, renvoyant à la faculté seule de l’individu·e, suivant son milieu, sa classe, son éducation et son engagement, à assurer cette nécessaire transition environnementale.

Dans cette disposition, nous assistons à une séparation entre :
– d’un côté, une approche individuelle par le cloisonnement de l’individu·e isolé·e, dépolitisé·e, réduisant ainsi l’écologie à «de petits gestes » du quotidien, souvent présentés comme « salvateurs », positionnant ainsi la personne seule comme maillon essentiel d’un futur désirable (cf. théorie du Colibri),
– et de l’autre côté, une écologie d’état, que nous pourrions qualifier « d’écologie capitaliste », programmatrice, électorale3, bourgeoise et néocoloniale, faisant usage de l’argumentaire et de l’imaginaire technologique et numérique, sans ambition sociale ni protectrice, pouvant potentiellement se dissimuler sous l’étiquette de « développement durable » ou « d’innovation ». Il est possible de voir en ces orientations une stratégie pour minimiser le fait que les pouvoirs publics assume de faire perdurer « en conscience » les moyens de productions propre au libre-échange, aux modes de vie et de consommations capitaliste, dévastateurs à la fois d’un point de vue environnementale mais également sur les droits humains. Ce cap étant défini comme incontournable par le marché dans l’unique but d’assurer l’éternel besoin de croissance et de santé économique mondiale.

Dans ce cas, la doctrine libérale pose ses responsabilités sur une dimension politique et inhérente à ses choix économiques de société consistant principalement à faire porter au « peuple », non pas dans sa dimension et son identité collective et culturelle mais plutôt dans sa dimension de « populace», une stratégie visant une segmentation de ses capacités individuelles à assurer ou non cet enjeu, réduisant ainsi l’écologie à un acte et un positionnement dit « citoyen », accordant en cette qualité, la morale républicaine propre au libéralisme autoritaire. Cette segmentation peut ainsi être vécue comme une injustice sociale de la part des personnes les plus précaires et les plus conscientes : qu’en ait-il de la capacité à subir et à agir suivant les classes sociales ? Les classes précaires et oppressées ne sont-elles pas les classes les plus écologistes de par leurs sobriétés imposées et « non-heureuses » ainsi que par leurs rapports à la liberté de circulation et à la terre agricole et nourricière ? Quid des riches et ultras-riches, de leurs modes de vie et de leurs rapports d’exploitation de la nature et des ressources naturelles ? Réduire ainsi la responsabilité individuelle aux uniques écogestes semble être à notre sens, une nouvelle injustice et un nouveau mépris des classes précaires, particulièrement dans les quartiers populaires. Dans ce même sens, l’enjeu semble être que la transition écologique ne se limite pas à l’unique question du « pouvoir d’achat » des classes populaires mais à un ensemble de facteur interrogeant et englobant la question des rapports sociaux et des mécanismes régissant la fonction de production.

Vers une écologie sociale et environnementale

Face à ce clivage entre une « écologie du petit geste » et une « écologie d’état », nous pouvons voir une troisième voie ce dessinée. Les récents travaux de Fatima Ouassak, tournés du côté d’une écologie populaire croisant les différentes approches anti-oppressives (classe/genre/race), affirment le fait que l’écologie doit être un « outil qui est aux services des opprimés, en l’occurrence des classes populaires, pour lutter contre les oppressions subies, un outil pour reprendre du pouvoir, pour reprendre de l’espace. »4 . Cette vision de l’écologie, exprimée par Fatima Ouassak semble répondre à l’enjeu d’émancipation politique défendue par tout un segment de l’éducation populaire politique, à savoir que l’écologie soit également un espace de lutte pour la justice sociale et un lieu d’appropriation collectif des enjeux environnementaux. De ce fait, l’éducation populaire peut prétendre contribuer à une « autre écologie » que nous pouvons retrouver par exemple dans l’écologie sociale5 (Bookchin, 1989) et dans l’écopédagogie6 (Pereira, 2024).

A travers ses pratiques pédagogiques, l’éducation populaire, dans sa version plus radicale, défend une approche collective, basée sur le partage des responsabilités à la fois à un niveau local mais également à un niveau politique, volontairement tournée du côté de la critique sociale.
Les processus d’accompagnement, en valorisant à la fois les connaissances, les expériences et les capacités d’un groupe à imaginer l’écologie comme une manière de vivre et de co-exister dans son milieu de vie dépasse de ce fait la morale propre au « développement durable » et l’approche individuelle et ses aspects consuméristes.

Favoriser l’approche naturaliste par le vivant.

De par sa tradition éducationniste et de par le principe d’éducabilité de toutes et tous, les acteurs et actrices de l’éducation populaire politique ou des milieux alternatifs invitent à repenser la transition écologique par une éducation de proximité, de plein nature et par une approche inclusive directement implantée dans le propre milieu de vie des personnes (« agir là ou je vis et ou je travaille») et en lien immédiat avec les questions de justice sociale et environnementale : accès à une alimentation saine, moyens de production humanisés, urbanisation, lieux de consommation, bio-diversité, services publics, démocratie directe, etc. L’ensemble de ces composantes, à notre sens ; fait parti de la richesse d’une écologie populaire guidée par le souhait d’une prise en compte de la question sociale, raciale, de genre et décoloniale dans ses approches, luttant ainsi contre toute forme de domination. L’écologie populaire devient alors un support de transformation radicale de notre société, de la qualité de l’air en passant par l’alimentation jusqu’aux pratiques d’une démocratie vivante.

En effet, l’écologie populaire, tout comme l’éducation populaire défend dans ses pratiques une vision intégrale de l’écologie : question sociale, éducative, environnementale, scolaire, familiale, culturelle et philosophique. De ce fait, les processus pédagogiques comme les universités populaires, les publications collectives, les ateliers de rue , les tiers-espaces éducatifs7, les terrains d’Aventure8, les potagers collectifs, les espaces de restauration libres peuvent être des supports de co-construction collectif d’un rapport au monde alternatif et pensé par le prisme de la lutte sociale.

Avec les courants de pensées comme l’écopédagogie, l’école du dehors9 ou encore la pédagogie sociale, la pratique du dehors comme espace d’interaction sociale à l’image du milieu de vie, croisant à la fois les besoins et les rapports sociaux, considère ainsi l’écologie comme un tout dans lequel toute personne a toute sa place au même titre que le vivant humain et non humain10. L’approche naturaliste a l’ambition pédagogique d’inscrire dans ses pratiques l’expérience intime de chacun·e d’entre nous avec la nature sans aucune hiérarchisation de classes ou de savoirs (Lagneau, 2023). Cette approche, volontairement inspirée de la philosophie sociale et en partie de l’éducation relative à l’environnement (dans l’approche immersive), repositionne ainsi l’individu·e au cœur de son interaction sociale et prend alors la mesure de son rapport au milieu de vie naturel, à l’image de l’équilibre né de la bio-diversité. Qu’est-ce qui nous lie intimement à cette nature et à cette terre que nous devons à tout prix protéger ? L’expérience et la construction de connaissance par le sensible est un processus pédagogique qui nous semble pertinent dans une visée transformatrice et d’appropriation des espaces de vie, autre enjeu de l’écologie populaire : se sentir chez soi la où nous vivons, ne plus être étranger·ère au milieu et appartenir à un tout.

De part la multitude de ses approches, à la fois réflexives et pratiques, l’éducation populaire semble être un levier et un support incontournable à la transition écologique dans une dimension populaire et militante. Ainsi, en élargissant la pensée d’une écologie primaire à une écologie à la fois sociale et populaire, l’éducation populaire trouve un nouvel espace vers une repolitisation de son projet et de ses pratiques en rompant avec le phénomène de caporalisation initié depuis les années 200011. En effet, après les phénomènes d’institutionnalisation (Vennin, 2022) et d’instrumentalisation, l’éducation populaire semble être entrer dans une nouvelle phase : celle de la caporalisation par l’imposition autoritaire d’un nouveau modèle d’organisation à la fois économique, technique et même philosophique vidant ainsi son projet de sa substance politique initiale. Cette nouvelle mutation semble se traduire, entre autre, par l’apparition de l’autoentrepreneuriat éducatif, l’omniprésence des marchés publics, la concurrence entre associations, l’injonction à innover, la novlangue technocrate, les visions rétrécies de la démocratie, l’affaiblissement du poid politique des fédérations ou les alliances publiques/privées. Face à cette évolution, les questions pédagogiques peuvent tenter de construire des alternatives et des compromis et/ou auto-organiser sa propre subsistance en dehors des cadres institutionnels et traditionnels. Reste à repenser la place accordée à la pédagogie dans les travaux quotidien de l’éducation populaire.

Mathieu DEPOIL


1 Chamayou G., La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique éditions, 2018
2 Depoil M., Le pouvoir d’agir : illusion participative du néolobéralisme ?, dans Depoil M., Ott L., Pruvot C., Pédagogie Sociale : les raisons d’agir, La rage du Social, 2023
3 Le Strat A., dans Mouvements 2002/4 (n°23) pages 76 à 80
4 Ouassak F., Reporterre, le media de l’écologie, : https://www.youtube.com/watch?v=JHgBfrAHuro . Site consulté le 05/02/2024
5 Bookchin M., Qu’est-ce que l’écologie sociale ?, Atelier de Création Libertaire, Lyon, 2003
6 Pereira I., Avec l’écopédagogie, repenser l’éducation au développement durable, The Conversation, https://theconversation.com/avec-lecopedagogie-repenser-leducation-au-developpement-durable-221266
7 Bazin H.,  Les figures du tiers espace : contre-espace, tiers paysage, tiers lieu, Le club de Médiapart, 29 octobre 2013.
8 Depoil M., Patry D., Wagnon S., Des terrains d’aventure pour redessiner la place des enfants en ville, The Conversation, https://theconversation.com/des-terrains-daventure-pour-redessiner-la-place-des-enfants-en-ville-159936
9 Wagnon S., Quelle école dans un monde en surchauffe ? , The Conversation, https://theconversation.com/quelle-ecole-dans-un-monde-en-surchauffe-208152
10 Pierron J.P., Je est un nous, enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, Actes sud, 2021
11 Depoil M., Du capitalisme en éducation populaire ?, Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 67 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 07 février 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/363

Archives