Les vendeurs de vide
Par Laurent Ott, publié le 12/05/2022 sur JonctionS Press / Le social en mouvement.
Ils sont à tous les échelons: intercommunalité, Préfectures, Ministères , Municipalités . Ils présentent les régressions sociales , les abandons de territoire, les diminutions de prestation comme autant de progrès en termes de politique ou d’organisation. Ils invoquent alors le souci de l’environnement, ou celui de l’équité comme justification suprême. Ce sont les « vendeurs de vide »…
Dorénavant, dans ma commune, au lieu de trois ramassages de poubelles « tout venant » par semaine, il n’y en aura plus qu’une seule. Et c’est un progrès car la mesure est vantée comme un « progrès pour l’environnement ».
On imagine que c’est la même chose quand la piscine de la Ville ferme définitivement, que le centre de polyvalence de secteur s’exile et se barricade dans une autre commune ou quand l’hôpital est appelé à fermer la plupart de ses services.
C’est toujours au nom de la compétitivité, de l’amélioration des services que l’on s’empresse de fermer ce qui compte le plus pour les habitants.
L’administration électronique est sur le même régime quand elle vante une meilleure efficacité , une meilleure rapidité de gestion, alors qu’elle se rend inaccessible pour les familles pauvres et précaires qui dès lors se retrouvent plongées dans une épuisante et décourageante croisade pour recouvrir des bribes de droits sociaux.
Le progrès dans l’action publique et sociale ressemble à ces espaces verts que l’on ne tond plus, qu’on n’entretient plus et sur lesquels on se contente d’apposer une pancarte « zone à fauche tardive » pour améliorer le cadre de vie et protéger la nature.
D’une manière ou d’une autre, le désert social progresse en France, chaque mois, chaque semaine et cela atteint bien au delà des publics précaires ou du secteur social, le domaine de la Santé (les déserts médicaux), celui de l’Education et de la Culture.
Tant de villes décident de renvoyer à l’échelon intercommunal ou à la métropole la gestion de leurs équipements en ce domaine. On fera des économies d’échelle: un seul directeur pour plusieurs conservatoires en attendant d’égrainer une offre limitée de cours, territoire après territoire.
Une seule billetterie, une seule programmation pour les équipements culturels, que l’on se bornera à décliner sur différents sites.
De l’Art d’utiliser la fermeture d’équipements pour occuper le vide des territoires en émiettant les services sur une zone étendue.
C’est la première étape : la répartition du vide.
L’idée géniale est évidemment de présenter toutes ces régressions comme autant de progrès. Il est loin le temps ou un Maire se faisait connaître ou reconnaître en bâtissant de nouveaux équipements collectifs. Aujourd’hui, on se met en avant en les faisant disparaître, tel un prestidigitateur d’émission de variétés.
Ceux qui sont à l’oeuvre, planifient.
Bien entendu, la question avec le vide c’est qu’il faut à un moment ou à un autre, le remplir.
La solution est simple: il suffit de remplacer tout ce qui était vivant, tout ce qui était fréquenté, tout ce qui était populaire, par une denrée peu coûteuse mais facile à communiquer. Alors nous allons faire et produire des « événements ».
Nos territoires sont remplis d’événements, comme des agendas de site Internet. Ces événements se déclinent en programmations qui se relaient interminablement tout au long de l’année.
Il suffit de faire des « semaines » sur tout; l’environnement, la solidarité, le social, la parentalité, la petite enfance …
On réunira à cette occasion les quelques associations qui n’ont pas encore abandonné; on réquisitionnera les services municipaux et départementaux pour faire de la communication. Là , également , on va occuper le terrain: salles de spectacles, stands d’activités, démonstrations de toutes sortes de techniques et disciplines, conférences et débats à la fois en présence et en distanciel, bien entendu.
L’intérêt avec l’événement c’est qu’il laisse des traces. Des traces durables auxquelles on peut se référer comme autant de preuves de « tout ce que l’on a fait ».
Il importera peu au final l’impact de ces événements, ni qu’ils concernent immanquablement les mêmes acteurs requis et les mêmes publics. Après tout, c’était ouvert à tous !
Et c’est ainsi que des services municipaux, intercommunaux , préfectoraux qui ne sortent plus jamais de leurs murs peuvent attester d’une activité considérable. Il suffira de consulter la quantité effrayante de fascicules, flyers, programmes, plans, agendas qui ont été édités.
On espère toujours que cette tendance à l’abandon, à la déperdition, à la dispersion trouve un jour ou l’autre son terme. On se plait à imaginer qu’on en dressera à un moment ou un autre, un bilan , ou un diagnostic qui poussera enfin à sortir ce cette tendance suicidaire.
Hélas, aucun bilan, aucune remise en cause, aucun examen de conscience n’est possible puisque, immanquablement, chaque événement produit s’affirme toujours comme une réussite et conclut à la nécessité d’en reproduire d’autres, indéfiniment, encore et encore…
C’est que le mécanisme en cause a perdu depuis longtemps toute relation avec les réalités.
Réalités des gens, réalités sociales , réalités sanitaires, éducatives et culturelles…
Les organisateurs, les décideurs se bornent à interroger encore et encore les mêmes acteurs, les mêmes opérateurs qu’ils ont eux même désigné comme interlocuteurs uniques pour réaliser des bilans qui seront toujours encourageants, satisfaisants puisque ces derniers ont également eux mêmes abandonné depuis longtemps le terrain, se contentant de vouloir coordonner des actions qui ne leur doivent rien.
Ceux qui sont à l’oeuvre coordonnent et pilotent.
L’objectif de transformer la réalité sociale, pour la faire évoluer positivement a cédé la place à des objectifs plus commodes: réorganiser, coordonner des acteurs de terrain d’autant plus rares et hypothétiques qu’ils ne sont plus entendus qu’au travers de questionnaires verrouillés , de statistiques abstraites et de déclarations sommaires.
Ainsi , comme nous en avons eu l’occasion de le vérifier au cours de nos missions de Centre social, au coeur des bidonvilles, on présentera comme des « résorbtions réussies » (c’est à dire débouchant sur 60 % de personnes relogées) de campements illicites , de simples évacuations ou démantèlements qui n’ont abouti qu’à la proposition d’une nuit d’hôtel pour une ou deux familles.
On présentera comme acquis l’accès à la scolarité, alors que les municipalités quand ce n’est pas l’administration de l’Education nationale elle -même, permet de mettre en souffrance pendant de longs mois, la moindre demande d’inscription scolaire…
Les exemples sont en fait si nombreux et si courants qu’on ne peut pas tous les lister.
Mais on n’en saura jamais rien puisque, officiellement, tout cela fonctionne, non pas parce que des résultats sont atteints, mais parce que c’est un simple principe, une simple présomption de bonne foi, dont on gratifie a priori et sans aucune vérification l’ensemble des structures qui font « remonter des résultats ».
On est « entre nous » et c’est bien cet « entre nous » qui pose problème quand il n’est jamais remis en cause.
Dans un tel contexte, que fait on des rares petites voix divergentes qui osent faire remonter d’autres constats? Il suffira de ne pas les entendre ou en minimiser le propos en précisant qu’il s’agit de cas particuliers, d’exceptions peu significatives , ou tout simplement en mettant en cause la légitimité de ceux qui les expriment.
Pourtant un signe devrait inquiéter : le découragement des acteurs, la difficulté à recruter et à motiver des professionnels sociaux , éducatifs et culturels qui puissent trouver sens et intérêt aux politiques qu’on leur impose.
Il ne reste qu’ à attendre que ces derniers se regroupent en dehors des institutions pour enfin mettre en œuvre de véritables actions de transformation sociale.
Ces derniers, agissent.
Laurent OTT
Photo : Thomas Bérard.