« Et maintenant ? Que faire ? »
Par Mathieu Depoil – le 15 décembre 2022
« Alors ? Qu’est ce qu’on fait maintenant ? ». Face à l’actualité, il n’est pas chose facile de répondre à cette interrogation. Pourtant, ici comme ailleurs, la question est sur de nombreuses lèvres. Comme une habitude réflexive qui guide notre quotidien. Certains et certaines se projettent sur « demain ». D’autres restent enfermés dans « hier ». Et pourtant le présent s’affirme « maintenant ».
Nous sommes parfois soumis à la résignation. L’indignation se transformant alors en souvenir. La joie contrainte par une éventuelle coupure d’électricité. Le bonheur compromis par un départ en retraite qui s’éloigne chaque jour un peu plus. Le réservoir des voitures et les caddies qui sonnent creux. Et les bombes qui tonnent au loin.
Dans ce contexte, le travail social semble se heurter à la question du sens et percuter la question des affects et de la proximité. Un travail social soumis à l’épreuve du New management et de la technocratie. Une éducation populaire soumise à l’épreuve du capitalisme.
Crise du vert, de la terre et de la beauté. Le vide se remplit de rien. Que deviennent nos désirs de travailleurs et travailleuses perplexes et en attente ?
Que pouvons-nous faire ? Que devons-nous faire ?
Nous, éducateurs et éducatrices.
Pour les éducateurs et éducatrices que nous sommes, cette question semble à la fois permanente et superficielle.
Permanente car elle se glisse dans nos gestes, dans nos mains, dans nos pensées. Vases communicants entre projection et immédiateté. Toujours dans un coin de nos têtes et faisant des nœuds à l’estomac. Celui qui s’agite hélas est celui qui n’agit pas1. En permanence justifier ce que nous faisons, quitte à raturer les cahiers et repousser la relation.
Superficielle car le temps nous échappe et semble être un facteur convoité par plus mercantile que nous. Superficielle car nous ne faisons qu’effleurer la surface des luttes, ce qui caractérise parfois notre impuissance politique. Et nous sommes pris par le temps. Ce rythme frénétique qui donne le tournis et alourdit nos journées. Quand le temps nous vole la préciosité des instants.
Mais alors, que pouvons-nous faire maintenant ?
Nous pouvons penser. Travailler ensemble. Essayer d’écrire. Et fêter le jour et la nuit. Nous pouvons regarder le monde, y marcher et tenter d’ériger des barrages. Déjouer le temps. Nous pouvons retrouver le goût du collectif. Nous retrouver en signe de fraternité ou nous séparer en signe de multiplicité. Peindre sur les murs des signes de ralliement.
Nous pouvons nous assembler et décider de maintenant, là ou nous agissons et en pédagogie. Mais alors que ferons nous demain ? Rien. Car se projeter demain, c’est négliger ceux et celles qui se lèvent maintenant.
Alors ne confondons plus « maintenant » avec « immédiateté ». L’un est l’agir, l’autre est la pulsion, d’autorité, d’achat, de consommation, un caprice infantile et une fuite en avant… Et ici, nous sommes pour l’agir.
Territoire, environnement et milieu : vers des espaces pédagogiques ?
Il s’agirait alors de trouver des marges de manœuvre et de grands espaces : créer des confrontations et des situations pédagogiques pour construire nos interactions dans la proximité, en distinguant ce qui relève du territoire, de l’environnement et du milieu. En pédagogie sociale, cette distinction nous apparaît comme fondamentale.
Sommairement, un territoire pourrait être défini comme une « zone identifiée », une délimitation administrative ou un « cadastre », caractérisée par des données socio-démographiques, des flux et des mobilités.
Cette notion et cette échelle peuvent parfois nous paraître lointaines, froides et souvent impersonnelles.
Nous entendons par « environnement » les éléments divers et multiples qui composent et constituent ce même territoire à partir de caractéristiques naturelles, culturelles, sociales, etc. L’environnement teinte nos approches et peut se transformer en ressources.
Enfin, nous voyons dans le « milieu », un focus sur la manière dont les personnes font usage de leur environnement. C’est à cette échelle que nos ambitions éducatives prennent sens : comment vivent les gens ? Analyse et lecture fine de l’humain dans son ensemble et son intégrité. Travailler dans le milieu c’est travailler en relation étroite avec les us et coutumes du quotidien.
Connaître le milieu c’est connaître la vie qui régie le territoire. C’est une proximité relationnelle et immersive : partager le quotidien au-delà des zones, périmètres et cadastres.
Resituer les actions sur ce niveau d’échelle, permettant une approche moins technique et administrative que l’approche dite « territoriale ». Le milieu regorge de possibilités humaines, sociales ou encore éducatives s’inscrivant dans la réalité des personnes. Notre ambition est de coller à cette réalité.
Et agir par ici et par là. Au détour d’un regroupement ou dans les interstices institutionnelles. Maintenant.
Matérialisme ou idéalisme ?
En pédagogie sociale, la réalité et le pragmatisme l’emportent par l’interaction avec le milieu. Alors l’utopie n’est plus une direction, c’est juste le mirage à contourner pour ne plus sombrer dans une nouvelle désillusion ou dans un nouvel échec, qu’il soit individuel ou collectif. L’idéalisme peut alors fragiliser les postures et mettre en péril les engagements.
Nos libertés d’éducateurs et éducatrices peuvent survivre dans nos choix d’organisation et de fonctionnement. Je le re-précise ici : la pédagogie pourrait être l’art d’organiser l’émancipation. Alors organisons maintenant notre liberté de demain en conscientisant nos pratiques pédagogiques.
Que pouvons-nous faire ?
Refaire une place à l’acte et à la pensée pédagogique.
Assumons nos postures franches et laissons tomber nos « changements de casquettes » justifiant des prises de position différenciées suivant l’intérêt du moment : soyons les mêmes à toutes les heures de la journée. « Je parle avec ma casquette de… et la je reprend ma casquette de… ». Nouvelle illusion des rôles, multiplication des distances et pirouette institutionnelle.
La « casquette » devient alors une question d’identité et non plus de posture : la complexité des contradictions suivant l’angle de vue. Sommes-nous l’un ou le multiple ?
Il me semble alors que reconstruire des espaces-temps pédagogiques et de proximité, aussi modestes soient-ils, peut contribuer à influencer le « maintenant ». Tel qu’il est, tel que les gens le vivent. Tel qu’il caractérise notre réalité et notre milieu d’action.
Alors laissons le réel nous inspirer. La vie est suffisamment riche pour bouleverser nos imaginaires sans invoquer un idéal lointain et trop fragile pour supporter une prise en main collective.
Mathieu Depoil
1 Roger Cousinet